jeudi 3 octobre 2013

Le féminisme est impertinent… aussi pour la gauche


Nuria Varela

Le féminisme est profondément impertinent. Il est très facile de le prouver : il suffit de le mentionner. Quand on prononce le mot « féminisme », c’est comme avec une parole magique ; on constate immédiatement que nos interlocuteurs modifient leur attitude, se montrent contrariés, se mettent sur la défensive ou se lancent directement dans la mêlée…



Pourquoi ? Parce que le féminisme remet en question l’ordre établi ainsi que la morale, la coutume, la culture et, surtout, le pouvoir. Le féminisme politise tout ce qu’il touche. Il n’y a rien de plus politiquement incorrect que le féminisme parce qu’il met en évidence les exercices illégitimes du pouvoir de la droite et de la gauche ; des conservateurs et des progressistes ; dans le domaine publique et dans le privé ; chez les individus et dans les collectifs.

Le féminisme est impertinent dès sa naissance. Au cours du XVIIIe siècle, les révolutionnaires et les hommes – mais aussi les femmes – des « Lumières » ont commencé à défendre les idées d’ « égalité, liberté, fraternité ». Pour la première fois dans l’histoire, on remettait politiquement en question les privilèges de naissance et apparaissait le principe de l’égalité. Néanmoins, les femmes qui avaient activement participé à la Révolution française de 1789 furent, à partir de 1793, exclues de leurs récents droits politiques. En octobre de cette année là on ordonna la dissolution des clubs féminins. Il était interdit à plus de 5 femmes de se réunir dans la rue. En 1795, on interdit aux femmes d’assister aux assemblées politiques. Celles qui s’étaient politiquement illustrées, quelle que soit leurs idéologies, furent portées à la guillotine ou exilées.

Quinze ans plus tard, le Code Napoléon, imité ensuite dans toute l’Europe, consacre l’infériorité des femmes, considérées comme des mineures d’âge perpétuelles.

Comme l’explique Amelia Valcárcel: « Elles furent considérées comme des filles ou des mères au pouvoir de leurs pères, époux et même de leurs enfants. Elles n’avaient pas le droit d’administrer leur propriété, d’établir ou d’abandonner leur domicile, d’exercer la ‘patria potestas’, d’exercer une profession ou de s’employer sans autorisation, de répudier un père ou un mari violents. L’obéissance, le respect, l’abnégation et le sacrifice étaient ses vertus obligatoires. Le nouveau droit pénal fixa pour elles des délits spécifiques qui, comme l’adultère et l’avortement, consacraient le fait que leur corps de ne leur appartenait pas. Aucune femme n’était maîtresse d’elle-même, toutes manquaient de ce qui la citoyenneté garantissait : la liberté ».

Ce n’est pas le seul exemple. Les « trahisons », les rendez-vous ratés et les affrontements entre le féminisme et les mouvements progressistes et de gauche font partie de l’histoire.

Un siècle après, les Suffragettes nord-américaines, qui commencèrent leur expérience politique en lutte contre l’esclavage et dans les mouvements abolitionnistes, virent avec stupeur que le fruit de tous leurs efforts, le 14e amendement de la Constitution présenté par les Républicains en 1866, concédait enfin le droit de vote aux esclaves mais niait explicitement ce droit aux femmes. L’amendement ne concernait que les esclaves mâles libérés. Mais elles souffrirent d’une autre trahison encore. Plus douloureuse encore si possible. Le mouvement anti-esclavagiste ne voulut pas soutenir le droit de vote pour les femmes, craignant de perdre l’avantage qu’il venait d’obtenir.

Pour l’anecdote – mais ce n’est peut être pas un hasard – le premier roman anti-esclavagiste du continent américain est une œuvre de Harriet Beecher Stowe, écrivaine étasunienne qui, en 1851, publia par épisodes la célèbre « Case de l’Oncle Tom ».

Flora Tristan, précurseuse et fer de lance des féministes socialistes, expliquait sa situation conflictuelle : « J’ai presque le monde entier contre moi. Les hommes, parce que j’exige l’émancipation de la femme ; les propriétaires, parce que j’exige l’émancipation des salariés ».

Les réflexions d’August Bebel, un des premiers hommes à essayer de développer les thèses marxistes sur la question féminine, méritent d’être rappelées : « Il y a des socialistes qui s’opposent à l’émancipation des femmes avec la même obstination que les capitalistes s’opposent au socialisme. Tout socialiste reconnaît la dépendance du travailleur vis-à-vis du capitaliste (…) mais ce même socialiste ne reconnaît fréquemment pas la dépendance des femmes vis à dis des hommes parce que cette question le concerne directement ».

La réprimande de Lénine à Clara Zetkin est bien connue. La militante allemande qui avait jeté les bases du mouvement socialiste féminin, dirigé la revue des femmes « Egalité » et organisa une Conférence Internationale des Femmes en 1907 (qui existe encore aujourd’hui, bien qu’elle ait changé de nom en 1978 pour devenir l’Internationale Socialiste des Femmes) s’entendit dire : « Vos péchés, Clara, ne s’arrêtent pas encore à cela. On m’a dit que dans vos réunions féminines, on discute de préférence la question sexuelle. Cette question est, paraît-il, l’objet particulier de votre attention, de votre propagande. Je ne pouvais croire mes oreilles quand on m’a dit cela. Quoi ? Le premier Etat prolétarien est en lutte avec les contre-révolutionnaires du monde entier ! (…) Mais les militantes discutent de la question sexuelle et des formes du mariage dans le passé, le présent et le futur (…) c’est de la foutaise ! ».

C’est Heidi Hartmann qui décrivit les rapports entre le marxisme et le féminisme comme un « mariage malheureux ». Alexandra Kollontaï eu de nombreux conflits au sein de son propre parti bolchevique en faisant sienne l’idée de Marx que pour construire un monde meilleur, en plus de changer l’économie, devait surgir un « homme nouveau ». Elle a ainsi défendu « l’amour libre », le salaire égal pour les femmes, la légalisation de l’avortement et la socialisation du travail domestique et des soins aux enfants mais, surtout, elle a souligné la nécessité de changer la vie intime et sexuelle des femmes. Pour Kollontaï, une femme nouvelle était nécessaire qui, en plus d’être économiquement indépendant, devait l’être aussi d’un point de vue psychologique et sentimental. Pour Kollontaï, il n’était pas question d’accepter un quelconque ajournement de cette révolution. Comme anecdote exprimant les résistances auxquelles elle fut confrontée, on peut citer le fait que sur la porte du local où devait se tenir la première assemblée des femmes organisée par Kollontaï, quelqu’un avait accroché l’annonce suivante : « L’assemblée pour les femmes est suspendue, demain il y aura une assemblée seulement pour les hommes ».

Les années ’60 du XXe siècle furent particulièrement intenses quant à l’agitation politique. On assista à la naissance de la « Nouvelle Gauche » et à celles de divers mouvements sociaux radicaux, comme le mouvement antiraciste, étudiant, pacifiste et, bien sûr, féministe. Tous étaient fortement marqués par leur caractère de « contre-culture ». Ils n’étaient pas réformistes et n’étaient pas intéressés par la politique des grands partis ; ils voulaient de nouvelles formes de vie. De nombreuses femmes s’engagèrent alors dans ce mouvement d’émancipation.

Mais une fois de plus surgirent les mêmes contradictions dans cette Nouvelle Gauche. Robin Morgan écrivit ce qu’ils faisaient dans ces réunions révolutionnaires : « Alors que nous pensions être engagées dans la lutte pour construire une nouvelle société, le réveil pour nous, les femmes, fut dur et déprimant en constant que nous faisions le même travail dans le mouvement qu’en dehors de lui ; nous tapions à la machine les discours des hommes, nous faisions le café mais non la politique, nous étions les auxiliaires des hommes dont la politique devait prétendument remplacer le vieil ordre des choses ».

En outre les femmes étaient confrontées à leur invisibilisation en tant que dirigeantes, au fait que les débats étaient dominés par les hommes et que leurs propos n’étaient pas écoutés. L’oppression ne s’analysait qu’en tenant compte de la classe sociale. Le sexisme était un sujet de plaisanteries et il n’entrait pas dans les débats théoriques. Ainsi étaient les choses, bien que les femmes ressentaient que les questions qui affectaient leurs vies de manière plus directe (la sexualité, le partage des tâches domestiques, l’oppression…) devaient faire partie de la discussion politique, elles n’y parvenaient pas.

Comme le dit Ana de Miguel, vu que l’homme nouveau se faisait trop attendre, la femme nouvelle – celle dont parlait Kollontaï au début du siècle – décida de prendre le taureau par les cornes. La première décision politique du féminisme fut de s’organiser de manière autonome, de se séparer des hommes. Ainsi se constitua le Mouvement de Libération des Femmes.

En mai 2011, à la Puerta del Sol de Madrid on assista à la scène suivante, un histoire racontée en détail par Belén Gopegui :

« Quelqu’un arracha jeudi une banderole qui disait : ‘La révolution sera féministe ou ne sera pas’. C’est l’unique banderole qui a été arrachée et, plus grave encore, tandis que l’individu en question, fier de son geste, se frappait la poitrine à la King Kong, un grand nombre de personnes l’applaudissait et huait les femmes. Un groupe insulta celles qui avaient accroché la banderole. Cette histoire est importante parce qu’elle révèle que le campement de Sol n’est pas magique ni une illusion passagère, mais bien un lieu fait avec nos vies patriarcales et capitalistes. L’histoire importe parce que la réaction du groupe féministe fut de convoquer un atelier sur le féminisme auquel participèrent de nombreuses personnes. On nous y demanda ce que nous entendions par ‘féminisme’. On expliqua qu’il était compréhensible, ce qui ne veut pas dire justifié, qu’il y ait des réactions de peur et d’arrogance de la part de ceux qui ont intériorisé leurs privilèges machistes comme s’ils étaient naturels et qui voient qu’on les remet en question. Ce fut un moment, un de plus, d’intelligence collective en marche ».

Longue est l’histoire des résistances d’une bonne partie des militants et sympathisants de gauche vis-à-vis de l’égalité entre les femmes et les hommes. Si longue qu’on peut la reconstruire depuis la Révolution française jusqu’au mouvement des Indignés. (…)

Quand est-ce que la gauche (les partis, les individus, les collectifs sociaux…) mènera-t-elle un véritable débat politique, profond et serein, sur sa capacité à intégrer réellement – et non formellement – l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous ses postulats ? Parce qu’il est évident que, sans les femmes, il n’y a pas de démocratie possible.

Source :
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera


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